1985
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Le
Theatre de l'Epee de Bois va developper son lieu.
En 1986, au sein du Théâtre
du Soleil, Antonio Díaz-Florián reprend
le rôle de l'adjoint de Pol Pot dans L'Histoire
terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk
roi du Cambodge, suite au départ du comédien
qui jouait initialement ce rôle. Cet événement
survient alors que la troupe de l'Epée de Bois
répète Caligula d'Albert Camus
et qu'elle peine à trouver l'acteur qui se révèlera
pour jouer le rôle-titre: "Ariane m'avait
dit : "Essaye de venir jouer chez nous si ça
ne doit pas mettre ta troupe en danger. Cela devait être
pour un mois, ça
en a duré six" 6:íí.
A l'issue de cette expérience, les répétitions
de Caligula reprennent, mais le problème
lié a l’interprète du rôle-titre
reste entier. Ariane Mnouchkine invite alors Antonio
Díaz-Florián à faire une proposition
aux comédiens du Théâtre du Soleil:
l'interprète qui jouait à ses côtés
le rôle de Pol Pot jouera Caligula.
En février 1987, la création de Caligula inaugure
la grande salle du Théâtre de l'Epée
de Bois aux magnifiques murs de pierres, une série
de craquelures donnant au sol des allures de marbre.
La mise en scène, d'option orientaliste, passe
par l'Algérie natale de l'auteur ; les personnages
sont vêtus de shesh, de sarouel, de turbans et
de capes, tandis que la représentation est rythmée
par des percussions derbouka et saz lar: "ce que
joue Antonio Díaz-Florián (...) c'est
la tragédie très actuelle du pouvoir
absolu des tyrans ivres d'idéologies. Les exemples
ne manquent pas : Cambodge, Iran... (...) II nous transporte
(...) dans un Moyen-Orient barbare : hommes lourdement
vêtus de noir et enturbannés dans leurs
grandes capes font des derviches tourneurs aux moments
d'affolement. (...) A la dernière scène,
Caligula apparaît en cheik blanc, sur qui les
hommes noirs se ruent. Cet assassinat d'un chef de
tribu, comme il s'en est perpétré dans
les sérails, remet les affaires de l'Etat aux
mains des réalistes. Ils n'en useront peut-être
pas bien, mais sont moins dangereux certainement que
les idéalistes logiciens" 629.
Parallèlement à cette création, Le
Prince travesti de Marivaux est donné en
tournée de janvier à mars 1987, ainsi
que Le Paradoxe du comédien de Diderot
d'avril à juin.
De 1988 à 1990, le Théâtre
de l'Epée de Bois réalise un cycle de
trois pièces issues du théâtre élisabéthain.
Poursuivant son désir de confrontation aux grandes
oeuvres du répertoire, Antonio Díaz-Florián
réalise pour ces trois mises en scène
un travail d'adaptation dans le souci d'une meilleure
compréhension du public. En février 1988,
il met donc en scène la comédie Volpone
ou le renard de Benjamín Jonson dont le
choix correspond à une quête d'un théâtre
d'acteur, d'un théâtre bouffon, masqué,
de tréteaux : "C'est une sorte de vaudeville
amer, presque tragique, une sombre satire
sur la folie de l'or. Benjamín Jonson dépeint un
des aspects multiples que prend la quête du précieux
métal. Le poète montre que l'or
divisé par Volpone, recherché et adoré par
les dupes,
est le plus grand danger qui guette
l’humanité" h1".
Le spectacle est créé dans la petite
salle qui est enfin intégralement boisée, à l'exception
du sol qui comporte une simple empreinte en forme
de losange. Outre des tabourets sortant des murs à jardin
et à cour, l'espace est totalement nu ; les
personnages vêtus de costumes stylisés
renvoient à l’univers de la commedia
del1'arte; la musique mêlée des influences élisabéthaines,
arabes et arméniennes : "J'ai toujours
aimé partager avec d'autres. Et j’aime
le théâtre parce qu'il est pour moi
une quête d'humanité et une quête
spirituelle à travers la vente des personnages
déguisés sous leurs costumes
: la vérité du traître, du roi,
du prince. (...) Le mot professionnel n’existe
pas. Les anciens comédiens forment les nouveaux
qui, à leur tour, assurent la relève,
et toute la troupe participe aux tâches administratives et
techniques" ñ11. Malgré une
programmation de plusieurs mois et une fréquentation
importante du public, la critique ne se déplace
quasiment pas :
"La conception de
la mise en scène et surtout de la direction
d'acteurs (costumes époustouflants)
de ce maître confirmé du théâtre
d’aujourd’hui (...) enrichit
de façon surprenante, ce spectaculaire grand
classique. Le plus petit rôle y prend
un relief singulier" M2. Le
cycle élisabéthain du Théâtre
de l'Epée de Bois se poursuit en mai 1989
avec lamerian de Chistopher Marlowe, dont
le choix est à nouveau guidé par une
fascination pour le thème du tyran, tout comme
cela fut le cas deux plus tôt avec
Caligula d'Albert Camus.
Le désir d'Antonio Díaz-Florián
porte également sur le caractère extrême
des passions telles qu'elles s'expriment dans cette
pièce. Ce projet est une production de grande
envergure pour la troupe qui s'y consacre durant dix
mois mais, peu avant la création, l'interprète
jouant le rôle-titre quitte l'aventure: "Je
le comprenais, il était jeune et le personnage
est dur, violent, il porte sur ses épaules le
spectacle qui dure quatre heures, puisque nous jouions
les deux parties" 633 Antonio
Díaz-Florián est alors convaincu par
Ariane Mnouchkine qu'il doit lui-même reprendre
le rôle, ce qu'il fait, permettant ainsi à la
troupe de gagner en confiance ; le fonctionnement du
théâtre et l'accueil du public se faisant
alors que l'inspirateur des lieux se prépare
dans les loges. Le spectacle est créé dans
l'espace vide de la grande salle dont le sol est équipé de
quatre carrés de briques surplombés de
grilles métalliques d'où jaillissent
les lumières: "Sur un plateau couleur
de sable adossé à un mur de pierre, au
son d'une musique persane raffinée, des guerriers
tanares, tous enturbannés de noir, le bouclier à pointe
au poing, se heurtent à des janissaires turcs
rutilants de pendeloques ou à de vieux sages
babyloniens en djellabas blanches" 364.
Ce cycle élisabéthain s'achève
avec la création, en janvier 1990, du Marchand
de Venise de William Shakespeare: "Notre
goût de l'Orient me poussait vers la pièce,
ainsi que notre attention à l'exclusion. Dans
cette pièce, un peuple, une culture, un pays
sont impliqués. Ce n'est plus parler des Romains
ou des Tanares, parler des juifs est une responsabilité plus
grande avec l'antisémitisme toujours renaissant" 635.
Ce spectacle est créé dans la petite
salle dont le sol est intégralement recouvert
de terre humide : au centre, une scène carrée
faite de dalles est reliée à l’arrière
scène par une passerelle en béton, tandis
que les interprètes sont vêtus de costumes
vénitiens du xvrème siècle. Cette
fois, il est décidé au préalable
qu'Antonio Díaz-Florián jouera lui-même
Shylock, la pièce ayant été choisie
dans l'idée d'affronter l’antisémitisme: "Au
lieu de s’appuyer sur la riche construction de
la pièce, le metteur en scène la détruit
pour insister sur Shylock avec toute la bonne conscience
anti-raciste qui fonde aujourd'hui le consensus. La
fin de la pièce est supprimée pour montrer
Shylock repartir sur la route... il est vrai que dans
ce rôle, Antonio Díaz-Florián réussit
une composition inoubliable. Immense patriarche barbu
aux yeux blancs, il ressemble à une illustration
romantique pour le "Juif errant" " 636.
Après s'être plongé dans
l'univers élisabéthain, le Théâtre
de I'Epée de Bois passe au siècle d'or
espagnol et à l'interprétation bilingue
avec la création, en décembre 1991, de La
Vie est un songe de Pedro Calderón, dont
Antonio Díaz-Florián interprète
le rôle de Sigismond. L'objectif consiste à révéler
les richesses insoupçonnées de cette
période historique, tout en donnant à découvrir
cet auteur dans sa langue natale. Le spectacle est
créé dans l'espace vide de la grande
salle dont le sol, recouvert de dalles prises dans
du sable, donne l'illusion d'une pyramide tronquée.
Cette plate-forme est reliée par quatre passerelles
- de l'avant- scène à l’arrière
scène et de jardin à cour - mais seule
la passerelle reliée à l’arrière
scène est empruntée par les interprètes.
Ces derniers sont vêtus de costumes d'époque,
qui mêlent des influences de la Renaissance et
de l’Orient, à l'exception des soldats
dont les costumes sont très clairement ceux
de l'armée espagnole. La pièce est donnée
alternativement en français et en espagnol mais,
malgré de nombreux comédiens bilingues,
ce parti pris de mise en scène résiste
difficilement à divers problèmes de prononciation.
Enfin, certains passages et diverses didascalies sont
lues dans un grand grimoire dont ne se sépare
jamais le chef des soldats chargés de la protection
de Sigismond, ces derniers occupants alors la position
d'un choeur : "L'ensemble, d'une homogénéité très étudiée,
participe à une tentative (,..) pour retrouver
les formes des théâtres anciens traditionnels
: un certain cérémonial, un soutien musical,
une ponctuation de percussions. Si la permanence intemporelle
de la fable est ainsi soulignée, il ne s'agit
pas pour autant d'adhérer à la morale
de Calderón comme en témoigne le traitement
du groupe de soldats, sorte de choeur burlesque dont
les interventions remettent les choses en place" 637.
Le Théâtre de l'Epée de Bois développe
son parti pris d'un théâtre bilingue avec
la création, en octobre 1992, de L'Abuseur
de Séville de Tirso de Molina. La pièce
est d'abord créée en espagnol, au Corral
de Comedias (Madrid), dans le cadre du Festival de
Théâtre Classique d'Almangro en juillet
1992; puis, à la Cartoucherie, le spectacle
est joué dans la petite salle dont le sol est
alors pavé de bois. II s'agit cette fois d'explorer
l'Espagne dans son lien avec la France à travers L'Abuseur
de Séville comme source d'inspiration du Don
Juan de Molière que la troupe interprète
en janvier 1993 et dans laquelle Antonio Díaz-Florián
joue le rôle-titre: "L'interpénétration,
la fécondation mutuelle des deux oeuvres, celle
de Tirso de Molina et celle de Molière, ainsi
que l'avancée dans le Siècle d'Or espagnol,
nous conduisent, à cette étape du travail, à vous
proposer un Don Juan raconté par une
troupe ambulante venue du sud. L'universalité du
mythe et notre goût pour les "constructions
en abyme" nous y portent aussi. Nous vous invitons
donc à poursuivre avec nous cette quête" 638.
Cette mise en scène, interprétée
en français, a donc la forme d'un spectacle
de place publique, de théâtre de tréteaux
: dans la grande salle du Théâtre de l'Epée
de Bois dont l’intégralité du
sol est recouvert de terre, la troupe entre en scène
dans une charrette et installe, à l'aide de
quelques planches, un petit espace scénique
où elle joue la pièce. Lorsqu'ils ne
sont pas en scène, les interprètes prennent
place dans le chariot, la représentation allie
joyeusement théâtre et musique, tandis
que le rôle de Sganarelle est masqué,
ce qui est pratiqué pour la première
fois au Théâtre de l'Epée de Bois.
Le retour à une interprétation bilingue
s'effectue en mai 1994 avec Les Noces de sang de
Federico García Lorca, adaptée par Antonio
Díaz-Florián sous la forme d'une pièce
interprétée pour la dernière fois
par une troupe se trouvant dans un théâtre
encerclé de fascistes: "A peine le
village est-il dans l'attente des noces que déjà surgissent
les pressentiments du drame. Le soir de la fête,
la tragédie est consommée, inscrite depuis
toujours dans le destin des familles ennemies" 639.
Le dispositif scénique du spectacle, joué dans
la petite salle, se limite donc à une estrade
avec rideau et malles, tandis que la bande son est
composée d'hymnes fascistes italiens, nazis
allemands et phalangistes espagnols. Après sa
création au Théâtre de l'Epée
de Bois, cette mise en scène est donnée à Madrid,
au Teatro Espada de Madera, où elle fait l'objet
d'une seconde version. Cette fois, l'adaptation d'Antonio
Díaz-Florián met en scène une
petite troupe itinérante andalouse, dans les
montagnes environnantes de Grenade, jouant une libre
adaptation de Federico García Lorca. Le dispositif
scénique, bien que plus petit, est quasiment
le même, alors que le jeu des comédiens
tire beaucoup plus sur le clown, la marionnette, le
bouffon et les personnages difformes. Soutenue par
la Fondation Lorca, cette mise en scène connaît à Madrid
un succès bien plus important qu'à París.
Parallèlement à ses créations,
durant ces mêmes années, le Théâtre
de l'Epée de Bois accueille régulièrement
divers spectacles : Nakamura Malagoró et Fujima
Daisuki (kakuki) en collaboration avec l'A.R.T.A. en
avril 1992, Piano, chronique d'un opus posthume par
Michel Rostains en février 1993, C'est la
vie par Marc Feld (Théâtre de l’Escabel)
en juin 1993, Le Roi et le grand-père de
Clémentine Yelnik par Clelia Pires (Cie Play-t-il?)
en septembre 1993, Le Nuage en pantalon par
Mario Chiapuzzo (Grande Maggia Théâtre)
en septembre 1993, Muestra par un groupe de
théâtre alternatif espagnol en mai 1994,
ainsi que Cosi fa da Ponte d'après
Da Ponte par Anne Quesemand en juin 1994.
Durant ces neuf années, la
composition de la troupe s'est constamment renouvelée
et il ne reste plus un seul membre datant d'avant l'édification
de ce nouveau théâtre : "En moyenne,
ils restent trois ans à trois ans et demi. Mais,
c'est curieux, c'est toujours un peu les mêmes
gens qui viennent à l'Epée de Bois. Même
physiquement, ils arrivent à se ressembler.
On le constate avec surprise quand on se passe quelques
petits films d'archives. (...) La plupart constituent
eux-mêmes des troupes et viennent, s'ils veulent,
répéter. Ils y ont droit : ils ont contribué à faire
ce théâtre. II y a bien quatre ou cinq
groupes qui sont nés dans nos locaux. Ils jouent à l'extérieur,
ils sont nos frères mais tout à fait
indépendants. (...) Nous ne louons jamais notre
théâtre. C'est un lieu ouvert, disponible
: question d'éthique" 640.
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